Manuel Geerinck chorégraphe de fétiches picturaux

Christian Gattinoni

Séduction des couleurs et des formes transfuges, tout semble émanation de lumière,au cœur d’une matière qui reste innomée, sans titre, ces tableaux relèvent cependant d’une numération de l’ordre des expériences scientifiques qui interrogent leur source et questionnent nos sens.Peut on parler ici d’objet quand il s’ agit d’entre-formes, peut-on parler de figures quand la question reste ouverte du continuum dessin, peinture, photographie. Dans leur réception en grand format ces œuvres interrogent l’autre continuum établi par Paul Virilio sous l’intitulé « bloc-image »,photo-vidéo-synthèse. Manuel Geerinck s’en défend dans ses textes liminaires ; certes ces images sont réalisées de façon purement analogique sans intervention logicielle, mais la pratique comme le résultat plastique se positionnent aux limites de ce champ très contemporain et le questionnent de l’extérieur. Ce travail s’oppose aussi à ces figures faussement novatrices de ce qu’on appelle aujourd’hui parfois la peinture numérique et ses stéréotypes japonisants de pseudo-organismes luttant sur le plat de la froide surface picturale.
Le travail de Manuel Geerinck comme le prouve son site
– https://www.manuelgeerinck.com – se situe dans l’évolution de ses pratiques personnelles, oeuvres sur papier, peintures sur bois, et photographies marouflées sur acier.
Alors que quelque chose dans les supports se contracte, se durcit l’effet se confirme dans une pratique qui se radicalise en passant de l’artisanat du trait à sa reproduction mécanique. Marie-José Mondzain dans une récente conférence prononcée aux Abattoirs Centre d’Art Contemporain de Toulouse (1) évoquait les nouvelles stratégies sociales de l’image comme la volonté de « laisser circuler entre les sujets des non-objets, mais des semblances (eikon) ». En revendiquant ce type de pratique, elle aussi « hors-genres » Manuel Geerinck prend le contre-pied idéologique. Ni semblables, ni ressemblantes ces formes nous renvoient soit à un vocabulaire pseudo-scientifique d’apparitions lenticulaires, soit au théâtre expressionniste d’un univers biologique informulé. En effet si ce travail relevait d’une tradition ou d’influences historiques, elles se fonderaient chez Lazlo Moholy Nagy, dont Alain Fleig écrivait dans« photographie et surréalisme » (2) « Sa série est devenue l’une des bases de la modernité,
du photogramme et du travail de l’empreinte, des rapports entre photo et dessin, photo et peinture
qui mettent l’image à la question et des tentatives d’expression sur format géant, ce rapport à l’espace tellement désiré qui oblitère la photographie depuis sa naissance ».Une autre source se trouve dans les expérimentations de la Nouvelle Vision en France telle que ses recherches entre images
et sciences trouvent leur intérêt chez les surréalistes. Deux personnalités dans leur préoccupations
de créations zoomorphes feraient des figures tutélaires très convaincantes, Laure Albin Guillot dans ses préparations microscopiques et Jean Painlevé dans ses clichés observatoires de très petits animaux.Après avoir entendu Marie José Mondzain déclarer « L’image est un non-objet.
Elle est indécidable. L’image est le lieu du dissensus » (1) pour en comprendre le fonctionnement revenons à la fabrication de ces icônes fragiles.
Ecoutons leur auteur affirmer que « la mise en mouvement de formes dessinées ou peintes
sont fondatrices de ces photographies construites ». En cela il active un paramètre spécifique
à la photographie : le filé. Dans un ouvrage sur « la disparition » (3)Jean Michel Sarlet l’évoquait comme: « du temps qui fait surface ». L’objet tend à disparaître en se diluant dans l’espace et l’image est celle de sa trajectoire. » L’équation mouvement plus couleurs et lignes peut évoquer aussi chronophotographie ou cinéma , mais ni l’expression temporelle ni la fiction ne sont des paramètres actifs dans cette recherche. Une pratique artistique d’un coloriste comme Sarkis manifeste des préoccupations plus voisines notamment dans les vidéo de la série « Au commencement » entamées lors de sa résidence à Saché à la toute fin des années 90. Bien que plus démonstratives, plus en remorques immédiates avec l’histoire de l’art elles mettent aussi directement en mouvement la couleur à travers des expériences d’activation de l’aquarelle. Une certaine fluidité se trouve
aussi à l’œuvre dans ces tirages chromogèniques, le corps délictueux de la peinture s’y trouve exacerbé comme l’écrivait Rosalind Krauss (2) « Nous voyons l’objet dans un acte de déplacement, défini par un geste de substitution. L’objet qu’il soit « objectif » ou manipulé, est en fait toujours
manipulé, de sorte qu’il apparaît toujours sous forme de fétiche ». Cela nous éclaire aujourd’hui aussi bien sur le parcours personnel de Manuel Geerinck que sur un état de présence respectif de la peinture et de la photographie sur le marché aujourd’hui. Après une certaine disparition du medium plus traditionnel son retour dans le plein champ des arts visuels oblige la photographie à une réaction, Geerinck en prend l’initiative en organisant la chorégraphie de ses propres productions picturales pour leur donner un nouveau statut, le corps dansant de l’image peinte devient une photographie
hors genres.